MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



mercredi 30 octobre 2013

HAYDN / LE PROJET HAYDN

INTRODUCTION AU PROJET HAYDN


Source: Wikipédia
Il y a quelques temps, j’ai rencontré une ancienne collègue d’études en musique et, au cours de notre conversation, je lui ai confié que mon compositeur préféré est l’Autrichien Joseph Haydn (1732-1809), tout styles musicaux confondus. Surprise, elle a dit : «Oh, c’est rare, ça!». Rare? Peut-être. Je n’en ai aucune idée. Un des avantages de l’esprit autistique est l’authenticité : si jamais peu de gens partagent mon admiration pour Haydn, cela ne me concerne absolument pas. Moi, j’aime, et les goûts des autres, les modes de l’heure n’ont aucune emprise sur ce que je pense.

Alors, oui, j’aime la musique de Monsieur Haydn. Pour dire vrai, il n’existerait que cette musique que je serais comblé : rien ne me manquerait! Je suis heureux qu’il existe d’autres musiques et il en est que j’aime (presque) autant que celle de Haydn. Mais celle-là m’est toute spéciale. Et mon grand rêve de musicologues serait de retrouver les manuscrits des sept Sonates pour piano disparues de Haydn (les Sonates #21 à 27). Alors, je vais partager mon admiration pour Haydn, dans une petite série d’articles que j’écrirai irrégulièrement. Je vais vous introduire et vous guider dans cet univers immense, car c’est fou combien Haydn, et d’autres compositeurs du XVIIIe siècle, a travaillé fort! Plusieurs centaines d’œuvres. Imaginez! Juste les pièces composées pour ses deux séjours à Londres dans les années 1790 (Haydn avait alors autour de 60 ans), juste celles-là représentent 768 pages de musique bien tassées, de «top qualité»! Et Haydn écrivait tout : il n’avait pas une armée d’arrangeurs et d’orchestrateurs à sa disposition… Un univers vertigineux.

Dans les prochains articles de ce cycle, je vous introduirai donc aux différentes «périodes» de l’œuvre de Haydn. Peut-être finirez-vous par l’aimer à votre tour? Mais avant les «périodes», le prochain article vous présentera succinctement les grands «massifs» de l’œuvre de Haydn, les genres qu’il a cultivé durant toute sa carrière.

http://www.midcoast.com


J’ai donc remarqué que dans le merveilleux monde de la musique classique aujourd’hui, la mention du nom de Haydn crée un certain malaise. On lui reconnaît plein de choses, du génie, de la fécondité, etc., mais… Il y a un blocage qui m’est incompréhensible. S’il m’arrive d’entendre certains interprètes ou musicologues dire qu’ils «aiment» Haydn, c’est souvent pour me rendre compte qu’ils ne l’aiment pas vraiment ni ne le comprennent. Voici quatre signes qui démentent le dit amour :
1) Ces gens se réfèrent systématiquement à ses «dernières œuvres», habituellement les seules qu’ils connaissent. C’est vrai qu’il y a une étrange fixation en musique classique sur les «dernières œuvres» des compositeurs. Érik Satie, «SatiÉrik», à qui l’on demandait ce sur quoi il travaillait en ce moment répondait : «Mon cher, je travaille sur mes derniers quatuors!» (c’était de la moquerie, je précise)… Mais Haydn était Haydn dès ses premières œuvres et plusieurs d’entre elles n’ont absolument rien à envier à ses dernières.
2) Ces gens qui aiment tant Haydn s’obstinent à le jouer en début de concert, et souvent pour se réchauffer avant de passer aux «vraies affaires». Si vous l’aimez, consacrez-lui tout un concert ou, du moins, une deuxième moitié de concert. Cessez d’en faire un apéro!
3) Ces gens louent l’humour musical de Haydn. À les écouter, Haydn était un gamin qui se tordait de rire en écrivant ses pièces. «Ah, quel esprit a-t-il, ma chère! Quel esprit!». Alors, il arrive qu'on le représente comme un homme taquin, comme sur cette affiche de concert de l'ensemble Hastings Choristers! Juste pour rappel : de son vivant, c’était ses mouvements lents qui étaient le plus souvent bissés. Alors, que pensez-vous de ses mouvements lents? Silence radio. Oui, il y a de l’esprit dans cette musique, mais il est ridicule de la réduire à ce seul aspect.
4) Finalement, ces gens font semblant de s’extasier devant le génie innovateur et prophétique de Haydn, relevant ici ou là un trait qui «annonce» Beethoven ou tel Romantique. Le problème est justement là : Haydn aurait annoncé, mais juste annoncé. On peut vite passer à ce qu’il a annoncé. Ces gens font de Beethoven un héritier de Haydn – lire : Beethoven a dépassé Haydn. C’est faux : s’il faut en choisir un, son véritable héritier spirituel n’est ni Beethoven ni tel de ses rares élèves (comme Pleyel), mais bien Franz Schubert. Et oui.

Quelle jolie bande de Tartuffe et de Précieuses Ridicules! Moi, j’aime vraiment, y compris les premières œuvres et les mouvements lents. À nouveau, je ne ressens aucun manque avec Haydn. À son écoute, j’oublie le reste tant il me comble. Pour vrai. Ai-je des goûts étranges? Bien sur! Mais ce sont mes goûts, et il m’arrive de rencontrer des personnes qui, elles aussi, adorent cette musique. Les fans de Haydn forment probablement une drôle de confrérie. Ceux que j’ai eu l’occasion de rencontrer sont des gens originaux et peu conventionnels, comme ce savant professeur de mathématiques ou cet adepte de la musique country pour qui Haydn est une exception heureuse car autrement : «La musique classique? C’est pour les prétentieux et les snobs!». Pour moi aussi Haydn est une exception : c’est le seul musicien dont le portrait orne mon studio de musique. Sa présence, son esprit m’inspirent et, pourtant, je n’ai aucunement subi son influence dans ma propre musique, car je ne compose pas en mode néoclassique.

ENTRACTE MUSICAL

Comme première suggestion d'écoute, je vous propose ce vidéo sur YouTube. Il s'agit du Concerto pour trompette en mi bémol majeur, interprété par Winton Marsalis (oui, le trompettiste de jazz) avec les Boston Pops dirigés par John Williams (oui, le compositeur de musique de films). 
http://www.youtube.com/watch?v=vpFaWJQHwbA
Ce Concerto célèbre date de 1796. Conçu pour une trompette expérimentale munie de clés, il témoigne du grand attrait de Haydn pour les sonorités nouvelles. Cette trompette à clé rendait possible l'exécution de mélodie chantante avec du chromatisme, soit un tout nouveau type de mélodies pour cet instrument habituellement traité de façon militaire. Le second mouvement en témoigne bien: le public a dû être surpris par l'expressivité inédite de la trompette. Le Finale, lui, montre la trompette sous un jour taquin, coquin même! En composant ce concerto, Haydn était en avance sur son temps: après quelques rares exécutions de son vivant, l'oeuvre n'est devenue populaire qu'à partir des années 1950...

MAIS POURQUOI HAYDN? POURQUOI?!

Mon amie m’a donc posé cette question : «Pourquoi lui, et non Bach, Mozart ou Beethoven?». Pris de court, je n’ai répondu : «Parce que». D’une certaine façon, c’est la meilleure réponse! Mais elle est tout de même un peu courte.

Je le place au-dessus de Mozart et bien au-dessus de Beethoven, les autres grands musiciens du style classique historique (ce style peut être situé approximativement entre 1740 et 1830, qui chevauche la fin du Baroque et les débuts du Romantisme). Ceux-là ont eu des vies ponctuées d’événements spectaculaires qui les fait paraître «plus grands que nature» auprès d’un public friand de sensationnalisme. Rien de tel chez Haydn, sinon une vie consacrée à la musique. Pour l’apprécier, il faut aimer davantage la musique que la mythologie – cela semble peu fréquent et je crois que c’est là un des gros problèmes : pas d’enfance à être exhibé dans les cours européennes, pas de mystérieux commanditaire pour un Requiem, pas de rumeurs d’assassinat… Pour sa biographie :


Mais avec un bémol au sujet de la section «Vie privée». Du potinage peu fondé! On parle notamment des «quelques aventures» qu’il aurait eues avec des femmes, car son mariage n’a pas été très heureux. C’est confondre ses amitiés féminines avec des «maîtresses». Haydn a effectivement eu plusieurs amies femmes, et il a composé de nombreuses œuvres pour et avec piano à l’intention de femmes. Mais aucune de ces femmes n’a été sa «maîtresse». L’amitié homme-femme semble souvent suspecte, surtout dans le monde neurotypique... Le doute ne subsiste que pour la chanteuse Luigia Polzelli et, si quelque chose a effectivement eu lieu, ce fut de courte durée. Côté biographie en français, ce livre de Marc Vignal est le plus exhaustif (Fayard) et demeure la référence.

En passant, Haydn était-il autiste de type Asperger? Difficile à dire mais un certain nombre d’éléments me font croire que c’est probable, que ce soit la nature des liens qu’il avait avec sa famille, son intérêt quasi exclusif pour un domaine (la musique), sa capacité de poursuivre son idée en dépit des difficultés, sa sédentarité (alors qu’il aurait pu viser des postes plus importants), etc. Les qualités émotionnelles de sa musique aussi me le font croire : j’y reviendrai plus loin. Sans parler du sens de l'humour particulier de cet homme, un humour décalé, pince-sans-rire et un peu déconcertant.  On ne sait pas si cette anecdote est vraie, mais j'en suis persuadé et je la trouve très Asperger. À Londres dans les années 1790, Monsieur Howell tenait un magasin de musique. Ce jour-là, un visiteur regarde les partitions disponibles et un peu exaspéré, s'adresse à Monsieur Howell:
- J'aimerais voir des pièces pour piano récemment composées et éditées...
- J'ai celles-là...
- Non vraiment, elles ne me plaisent pas.
- Oh! Mais ne voyez-vous pas qu'elles sont de Haydn?!
- Oui j'ai vu. Mais j'ose espérer que vous avez quelque chose de mieux à me montrer.
Offusqué, Monsieur Howell dit:
- De mieux ?!! Je ne veux même pas servir un homme affublé de vos goûts!
Il tourne dos à son client qui lui dit alors:
- Au fait, je me présente: Joseph Haydn...
Il paraît que les deux hommes sont devenus très bons amis.

Timbre soviétique (Wikipédia)
Plusieurs apprentis musiciens traumatisés par l’étude du piano classique et qui ont joué Haydn dans ce contexte le détestent en l’assimilant au «respect des règles», au style classique dans ce qu’il a de plus «formel» et conventionnel. C’est totalement faux! Je n’ai heureusement pas subi ce biais qui tient de la diffamation et de la distorsion. Lorsque j’aborde le style classique historique dans mes cours, je dois déconstruire ce préjugé en montrant à quel point Haydn cultivait la liberté des formes dans sa musique. Je le démontre à l’aide de tableaux. Par exemple, il est à peu près impossible de dire à l’avance quelle sera la coupe formelle d’un Trio pour piano, violon et violoncelle de Haydn tant varient de l’un à l’autre (et il y en a 39 en tout) le nombre des mouvements ou leur succession. Les étudiants sont alors ravis ou déconcertés. Autre exemple et loin d’être une exception : le thème initial du premier mouvement du Quatuor à cordes en ré majeur, opus 20 #4, est fait de 5 phrases de 6 mesures, soit un thème de 30 mesures. Rien à voir donc avec les carrures conventionnelles de 4 ou 8 mesures. Pouvait-on être moins conventionnel en 1772?! Haydn a mis en valeur tout le potentiel de la forme sonate typique du style de son temps mais sans jamais la réduire à un procédé mécanique ou conventionnel : bien au contraire, il la renouvelle sans cesse, comme si son imagination musicale n’avait aucune limite. Aucun autre compositeur n’a fait preuve d’autant de fantaisie pour subvertir les codes établis et les attentes du public, cela toujours d’une façon artistiquement pertinente et accomplie.

En vérité, Haydn est beaucoup plus imprévisible que Mozart et bien moins formel que Beethoven. D’ailleurs, plusieurs «audaces» attribuées à Beethoven sont le fait de Haydn. On se pâme parce que Beethoven a mis le Scherzo en deuxième place et le mouvement lent en troisième place dans une symphonie : «Beethoven libère la forme!». Quelle niaiserie : Haydn avait fait cela cinq fois, et plus souvent encore dans ses quatuors à cordes! Je pourrais multiplier les exemples.

UN MUSICIEN DE SYNTHÈSE

Une locomotive Haydn en Hongrie! (Wikipédia)
La musique de Haydn résume son époque. Elle se ressent de la fin du Baroque comme du début du 19e siècle, et intègre tous les courants du 18e siècle : style galant, musique de la sensibilité, Sturm und Drang, et jusqu’aux musiques hymniques ou belliqueuses de l’époque marquée par la Révolution française. C’est Haydn qui a fait de la symphonie un genre majeur en en voyant lucidement les immenses possibilités. C’est lui qui a développé, sinon même véritablement inventé le quatuor à cordes, avec son collègue italien Luigi Boccherini; mais ses quatuors sont infiniment plus variés que ceux de Boccherini. Haydn a composé pour nombre d’instruments nouveaux de son temps : piano, clarinette, baryton à cordes, lyre organisée, horloge à flûtes, trompette chromatique, etc. L’instrumentation de ses symphonies varie d’un groupe à l’autre, voire de l’une à l’autre (présence ou non du couple trompettes-timbales, des clarinettes, des cors anglais, de la flûte, etc.; utilisation de deux ou quatre cors, ou encore, chose sans précédent, de quatre percussionnistes dans la Symphonie #100, etc.); tant et si bien que le massif de ses symphonies constitue comme un arc-en-ciel extraordinaire de timbres instrumentaux, sans parler de la diversité des formes ou des tonalités qui s’y trouve aussi. Avant Beethoven, il ajoute piccolo, contrebasson et trombones dans son orchestre. 

La musique populaire:
une source importante d'inspiration chez Haydn.
Le violoneux de Watteau (Wikipédia)
Hypersophistiquée ou agressivement populaire, sa musique couvre une gamme d’atmosphères et de techniques stupéfiante, depuis des fugues magistrales (la fugue euphorisante et inépuisable du Credo de la Messe Sainte Cécile, les fugues étranges et chuchotées des Quatuors à cordes opus 20, la fugue ivre et presque bitonale de l’Automne des Saisons, etc.) jusqu’à des pièces inspirées du folklore (autrichien, hongrois, tzigane, écossais, etc.). L’humour musical de Haydn est loué aujourd’hui, mais on oublie souvent sa profondeur émotionnelle, sans sensiblerie. Ainsi, la musique de Haydn possède une poétique particulière, qui n’est celle d’aucune autre et qui, donc, doit être appréciée en elle-même, pour elle-même. Charles Rosen la décrit excellemment : «un type d’émotion absolument personnel, que nul autre compositeur, pas même Mozart, ne put retrouver : une atmosphère d’extase dépourvue de toute sensualité» (Le style classique. Paris : Gallimard; pp. 449-450).

J’avoue être très réceptif à ce type d’émotion – et je crois qu’elle reflète un esprit Asperger. Mais celle-ci n’a pas de rapport avec celle de la musique romantique – sur ce plan, Haydn n’a pas annoncé le Romantisme. Peu de pathos, de dolorisme, de tendance à l’autobiographie; peu d'intérêt pour l'influence littéraire (trait typique du Romantisme). Lorsque Haydn fait mine de flirter avec cela, il pose un geste de rupture surprise. Dans le mouvement lent de la Symphonie #93, il brise délibérément la tentation de sa propre musique à sentimentaliser en faisant brusquement entendre une note grave, forte, au basson! Dès lors, le climat change et s’éclaire. Il n’y a pas du ruminations autobiographiques ou d’épanchements hollywoodiens dans cette musique mais, oui, il y a de l’émotion chez Haydn, qui est comme épurée, jamais écrasante; la peine, tamisée, est proche du sourire, et vice-versa, comme Mozart l’avait observé. Haydn dépeint la tristesse en mode majeur dans le mouvement lent du Quatuor à cordes opus 76 #5, comme en une complainte celtique : les auditeurs étaient bouleversés mais les Romantiques n’y comprendront absolument rien… 

ENTRACTE MUSICAL

Haydn poète: le Quatuor à cordes en ré majeur, opus 20 #4. Sur ce beau vidéo noir et blanc: le Quatuor Badke.
http://www.youtube.com/watch?v=CyGMpDeHsjg
Pour ceux et celles qui savent lire la musique, vous pouvez télécharger gratuitement la partition de cette oeuvre exceptionnelle:
http://erato.uvt.nl/files/imglnks/usimg/9/9c/IMSLP05271-Haydn_-_Op._20__No._4.pdf

J'ai parlé plus haut de l'originalité extrême du premier thème de ce Quatuor. Mais il y a plus: ce premier mouvement est marqué Allegro di molto. Il est donc dans un tempo très rapide. Pourtant, il débute doucement, à mi-voix, presque mystérieusement, en donnant l'impression d'un tempo très modéré. C'est que Haydn y joue avec le temps: il utilise des valeurs longues (blanches pointées, blanches, noires), les valeurs brèves n'interviennent que plus tard en révélant alors seulement le vrai tempo de la pièce. Schubert procédera ainsi dans le premier mouvement de son Quintette avec deux violoncelles écrit quelques 50 ans plus tard! Le second mouvement, en ré mineur, présente un thème suivi de quatre variations donnant successivement la vedette aux quatre instruments du quatuor. Mais le dernier quart du mouvement s'échappe de cette forme stricte: le thème est presque perdu de vue et la musique s'adonne à une rêverie en toute liberté. De toute beauté! Le Menuet qui suit semble plus carré, mais Haydn s'amuse à déplacer constamment les accents, si bien que la mesure perd pied. La section centrale met le violoncelle au premier plan: non, dans ses Quatuors, Haydn ne néglige pas le violoncelle! Le Finale enjoué est le seul des quatre mouvements qui peut être rapproché de l'image conventionnelle du «Haydn facétieux». Mais ce sont les deux premiers mouvements de l'oeuvre qui lui donnent son ton, par leur longue durée et leur complexité émotionnelle. 

UN MONDE IMMENSE

Pièce de monnaie, Autriche (Wikipédia
Je l’ai évoqué précédemment : la musique de Haydn est un continent qui défie l’imagination. Il y a l’immensité de la quantité. En termes de disques, l’intégrale de ses symphonies en nécessite 33, celle de ses quatuors à cordes 24, ses Trios avec baryton 20, ses opéras une vingtaine, ses arrangements de chansons écossaises et galloises 18 (des bijoux!), sa musique pour piano 15, ses Trios avec piano 10, alouette! Tout n’a pas encore été enregistré sur disque aujourd’hui. Mais à cette quantité s’ajoute une qualité artisanale constante, une perfection d’écriture totale même dans les œuvres apparemment «secondaires». Cette musique est tellement parfaite qu’elle donne l’impression trompeuse d’être évidente et facile à jouer. Souvent, on la prend tellement à la légère qu’on y met peu de temps de répétition. On passe alors complètement à côté de sa richesse, sans lui rendre justice et en en donnant des lectures approximatives suscitant l’ennui du public. Mais entre les mains d’interprètes engagés envers elle, son miracle se matérialise et plusieurs s’étonnent, émerveillés : «Haydn est vraiment un maître génial»!

Mettez tout cela ensemble et trouvez-moi la raison de la condescendance existant à l’endroit de Haydn. Si tout ce qu’il a fait, en qualité comme en quantité, n’est pas suffisant pour que justice lui soit rendue, alors la justice n’existe tout simplement pas.

Programme pour la première de l'oratorio
La Création, à Vienne en mars 1799 (Wikipédia)
Y a-t-il donc des faiblesses sur le continent Haydn? Ses opéras ne seraient pasdu même niveau que ceux de Mozart. C’est vrai, je l’admets. Des opéras comme Il Mondo della Luna, La fedeltà premiata, La Vera Costanza ou Orlando Paladino (de Haydn) sont grandement supérieurs à La finta giardiniera, Il ré pastore ou même à La clemenza di Tito (de Mozart)! Cela dit, oui, la qualité moyenne des opéras de Mozart dépasse celle de son époque, et ses concertos sont absolument sans équivalent – à mon avis, Mozart a été le meilleur compositeur de concertos de tous les temps, rien de moins. On fera différent mais jamais mieux.

En terminant, je corrige deux idées-reçues qui me sont insupportables. 
1) Plusieurs louent la musique de Mozart pour sa transparence en faisait de cette caractéristique quelque chose qui lui serait particulier. Cela provient peut-être du culte romantique entourant le fait que Mozart a été un enfant prodige : la «transparence» de sa musique refléterait la pureté et l’innocence de son âme d’enfant. C’est cute mais tout faux! La transparence est une qualité non d’un musicien mais de tout le style classique historique : c’est un trait d’époque. La musique de Haydn possède la même transparence, celle de Luigi Boccherini aussi, bref elle est commune aux musiciens de ce temps. Ce n’est qu’avec l’effervescence née de la Révolution française que le style classique historique a pris une couleur un peu plus opaque, comme chez Beethoven mais aussi chez Luigi Cherubini ou Muzio Clementi; cette tendance se renforcera avec le Romantisme et le 19e siècle. 
2) Je l'ai déjà évoqué mais j'y reviens quelques lignes: plusieurs laissent croire que Beethoven brisera les «règles», évidemment sclérosées, qu'utilisait Haydn. C'est de la diffamation! Haydn a très, très peu parlé de «règles» de composition. Lorsque quelqu'un lui a demandé quelles étaient les siennes, il n'a mentionné que des règles d'harmonies, et encore pour préciser qu'il lui arrivait souvent de prendre des licences (des libertés). On souligne à grand trait l'esprit «révolutionnaire» de Beethoven parce qu'il va mettre le scherzo en deuxième place des mouvements de sa Symphonie #9: oh, la grosse audace! Haydn avait fait cela cinq fois dans ses symphonies et bien davantage dans ses quatuors à cordes. Le Quatuor opus 18 #6 de Beethoven fait pâmer les musicologues parce que le dernier mouvement est précédé d'une introduction lente. La grosse audace encore! Haydn avait fait de même dans son Quatuor opus 54 #2 et même mieux: après l'introduction lente et une partie vive, son mouvement final se termine lent et doucement plutôt que rapide et fort! Je vous l'écrivais: Haydn est très libre dans ses formes, très imprévisible aussi. Si contrairement à d'autres à commencer par Beethoven, jamais Haydn ne donne l'impression de «casser» quoi que ce soit, c'est parce que, pour lui, il n'y a rien du tout à casser, sa fantaisie, son imaginaire étant la source première de sa musique.

 PROCHAIN CHAPITRE DE CE PROJET HAYDN: LES MASSIFS
 
 
Source des illustrations: Wikipédia / Domaine public PD-US

mardi 1 octobre 2013

INTERPRÉTER MA MUSIQUE / QUESTIONS DE RYTHME


INTERPRÉTER MA MUSIQUE
QUESTIONS DE RYTHME

Dans cet article et dans d’autres que j’écrirai de temps en temps selon ma fantaisie, je vous donne un petit cours virtuel d’interprétation de ma musique, en m’inspirant et en répondant à des questions que je reçois à ce sujet. Aujourd’hui, je me concentre sur les questions de rythme.

Question: Comment compter ces valeurs ajoutées qui apparaissent dès le premier système dans Auberivière?
[Pour le PDF de la partition de Auberivière, pour flûte:


(C) Antoine Ouellette. Tous droits réservés. Socan
 
Auberivière coule entièrement dans un temps non mesuré, et un temps tranquille : il n’y a aucune barre de mesure. La tentation, normale, serait d’imaginer des mesures et de compter les temps. Dans la mesure du possible, ne faites ni l’un ni l’autre! L’eau d’une rivière ne coule pas en 4/4 ou en 3/8! Oui, les valeurs de rythmes ont une importance dans cette pièce, mais il ne faut pas trop s’y attarder. Ce qui ne signifie pas de faire n’importe quoi, sinon j’aurais juste écrit des hauteurs sans valeurs rythmiques.

Dans ce premier système d’Auberivière, les deux noires pointées sont deux noires «un peu» allongées, allongées d’environ la moitié de leur durée. Autrement, il ne sert à rien ici de couper le cheveu en quatre. Évidemment, ne pratiquez pas cela avec un métronome! Aurais-je pu noter cela autrement? J’enlève le point pour ne conserver qu’une noire, et cela ne va pas. Il manque définitivement quelque chose, un peu de durée. J’enlève le point et je mets une blanche au lieu d’une noire, et cela ne va pas plus : c’est trop long, l’élan se brise. Alors? Et bien, une noire pointée, à être jouée «Libre et pensif» comme c’est écrit au début de la pièce.

Dans le même esprit, il y a des croches isolées, qui ne forment pas des temps complets, à la 5e ligne :
(C) Antoine Ouellette. Tous droits réservés. Socan

Faut-il penser le rythme de cette ligne comme avec des syncopes? Non, surtout pas! Si vous tenez à penser en «temps», disons que ces croches sont des temps écourtés. En conséquence, il faut juste écourter ce temps-là, et ne pas jouer les triolets qui suivent comme à contretemps, en syncope. Auberivière n’est pas un ragtime… Si j’avais écrit des noires, cela n’aurait pas été beau : ces durées auraient été trop longues et le dynamisme, l’élan de la phrase se serait brisé. Cela dit, ici non plus, il ne faut pas couper les cheveux en quatre et rechercher l’exactitude absolue de la durée selon une perspective mathématique : c’est «libre et pensif».

Question : Comment interpréter le rythme des groupes de croches au début de la page 4 d’Auberivière? S’agit-il de 4 croches pour un temps, suivies de 5 croches pour un temps (quintolet)?

(C) Antoine Ouellette. Tous droits réservés. Socan

Il s’agit bel et bien de croches égales entre elles, comme l’explicite la petite indication entre parenthèse : croche = croche. Oui, j’aurais pu noter ce passage en groupes de deux croches comme suit :
(C) Antoine Ouellette. Tous droits réservés. Socan

… mais vous auriez compté, ou votre voisin, lui, l’aurait certainement fait. Or, nous sommes ici dans le temps de l’eau. Ma notation vise à déjouer le réflexe de compter. Mais aussi, elle met mieux en évidence la progression de l’onde de la phrase : la première note de chaque groupe (en rouge ci-bas) forme une mélodie descendante (sol #, sol #, mi, si, la, sol #, mi…), la dernière aussi (en vert : mi, ré #, ré #, si, la, sol #, ré #...). L’amplitude de l’onde augmente au sein de chaque groupe, par le nombre de croches mais aussi par la distance entre sa note la plus basse et la note la plus aigue (en bleu). 
(C) Antoine Ouellette. Tous droits réservés. Socan
Au milieu de la page 4, la même chose se reproduit, mais cette fois en doubles-croches, donc en vitesse double. Là aussi, double-croche = double-croche.

Savez-vous quel est mon rêve pour Auberivière? Ce serait qu’un grand nombre de flûtistes se rencontrent dans un parc au bord de l’eau (comme le Parc de la Visitation à Montréal). Sur la rive, chacun se posterait à environ 10 mètres de l’autre, et tous joueraient Auberivière de façon non synchrone, indépendante. Chacun la jouerait 5 fois, avec environ 5 minutes de pause entre chaque fois. Ce serait magique!

Mais Auberivière est destinée à un instrument. Que se passe-t-il lorsque j’écris ainsi cette fois pour deux instruments?

Question : Dans les 2e et 4e mouvements de la Sonate liturgique, il y a des passages où les deux instruments ne sont pas mesurés, en même temps. Comment peut-on arriver à être ensemble lorsqu’on joue cela?

Je prends le 4e mouvement de la Sonate liturgique, qui commence à la page 29 de la partition violoncelle-piano. La musique est mesurée jusqu’à la page 33. Là intervient un premier et court passage non mesuré. Les deux instruments doivent vraiment jouer indépendamment l’un de l’autre sur le plan rythmique. Cela ne figure évidemment pas dans la partition, mais j’ai surligné les signes importants dans l’extrait ci-bas.
(C) Antoine Ouellette. Tous droits réservés. Socan
 
À la mesure 37 (1er système), le violoncelle inaugure seul ce temps libre symbolisé par la parenthèse (comme celle surlignée en bleu). Pour lui marquer davantage sa liberté, j’ai mis des signes de respiration dans sa partie (virgules : une seule ici, au tout début de la parenthèse du violoncelle), dont la durée est libre. Vers le milieu de son premier groupe de doubles-croches, une flèche pointillée (en turquoise dans l’exemple) indique au pianiste de commencer à jouer la musique de sa propre parenthèse (en bleu). Les «V» de la partie de piano (en vert) indiquent un court temps d’arrêt : le pianiste doit négocier la durée de ces «V» pour terminer sa parenthèse grosso modo en même temps que le violoncelle termine la sienne. Il est cependant possible que le pianiste termine sa musique un peu plus tôt. Ce n’est pas grave! Il n’a alors qu’à attendre le violoncelle en laissant résonner les sons, d’où le point d’orgue entre parenthèses sur sa dernière note dans ce passage (en jaune). À la mesure 38, les deux instruments partagent le même temps mesuré (et en fait, à ce moment, seul le piano joue, ce qui élimine toute difficulté).
Les choses se corsent un peu au 3e système de la page 34, alors que commence un passage non mesuré qui s’entendra jusqu’en bas de la page 35. 

(C) Antoine Ouellette. Tous droits réservés. Socan
 
Mais en fait, ce passage doit être abordé comme le précédent. Les deux instruments commencent au même moment, mais vont chacun de leur côté, rythmiquement parlant. À nouveau, le pianiste négocie la durée des «V» pour éviter un décalage de plusieurs secondes avec le violoncelle par rapport à la disposition graphique de la partition. Les quelques mesures chiffrées insérées dans la musique non mesurée du piano ne concernent que le piano. À la mesure 43 (page 36 en haut), les deux instruments se retrouvent rythmiquement ensemble dans du temps mesuré.

C’est presque la même chose dans le 2e mouvement, à partir de la lettre C, page 11, 2e système, de même qu’à partir de la lettre N, page 15, dernier système. Là, la différence est que le violoncelle demeure, lui, en rythme mesuré, alors que le piano l’illumine avec ses broderies (de véritables enluminures sonores!) en rythme non mesuré. Ces enluminures doivent être jouées assez rapidement. Mais à nouveau, le pianiste ajuste sa progression en se basant sur les flèches pointillées, qui lui donnent des départs par rapport au violoncelle, ainsi qu’en modulant la durée des «V».

CertainEs me diront que c’est difficile à jouer. Et bien non, pas du tout! C’est beaucoup plus simple ainsi. Il ne faut surtout pas chercher à mesurer ces passages : le sentiment de liberté rythmique et, de fait, la liberté rythmique doit être conservée. Si j’avais mesuré ces passages, cela aurait donné des rythmes écrits très complexes, inutilement compliqués, et, pire, vous compteriez! Où donc serait la texture libre de ce temps non mesuré? Perdue, envolée! CertainEs me diront que l’harmonie est impossible. Cette musique n’est pas une musique harmonique au sens tonal : c’est de la musique modale, au sens du chant grégorien qui l’a d’ailleurs inspirée. Dans les véritables musiques modales, l’harmonie est le «nuage sonore» qui surplombe la musique. D’où l’importance des indications de pédale au piano : il est essentiel, pour l’harmonie, de maintenir la pédale tel qu’indiqué, même si cela déroge aux habitudes. Sauf erreur, il n'y a pas de «fausses notes» dans mes pièces: je ne veux pas qu'elles sonnent mal, même si leur beauté peut sembler étrange à certainEs...Des AmiEs diront : «Mais c’est complètement arythmique!». Non : il y a du temps mesuré aussi dans cette Sonate. Mais les échanges entre temps mesuré et temps non mesuré créent des textures du temps. Il est important de faire aussi goûter celles-ci aux auditeurs.
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Le rythme de mes pièces est souvent capricieux et fantasque! Quand j’ai commencé à composer, c’est l’aspect qui m’a demandé le plus de travail pour arriver, enfin, à le noter correctement : «J’avais beaucoup de difficulté à faire entrer mes mélodies dans des mesures stables. Je croyais qu’une mesure devait être maintenue sans changement pendant toute une pièce. C’est du moins ce que je constatais dans les petits morceaux que je jouais, et j’étais convaincu que telle devait être la règle. Mais rien à faire : cela ne fonctionnait pas! Étais-je dans l’erreur? Pourquoi respecter un cadre rythmique strict lorsque la musique qu’on a en tête ne peut y entrer? C’était une véritable énigme. Je devais changer les mesures et j’ai décidé de procéder ainsi, tout en craignant que ce soit une faute due à mon inexpérience. Puis j’ai réalisé qu’il était possible de le faire sans problème. Quelle joie m’a procurée cette révélation! Bien vite, j’écrirai des pièces où il y aura tantôt des passages mesurés tantôt des passages sans mesure ni tempo fixe. J’y ferai des sortes d’allers et retours entre ces différents types de temps, comme des «modulations rythmiques».

J’ai alors rencontré un autre problème. Une musique non mesurée dans une pièce pour un seul instrument, la difficulté reste modérée. Mais que faire lorsqu’on écrit pour deux instruments ou davantage? Dans la Sonate boréale, pour violoncelle et piano, j’avais amorcé la recherche de solutions. Mais elles restaient insuffisantes. La Providence m’a alors fait rencontrer deux musiques qui m’ont beaucoup aidé : le chant grégorien pour la mélodie (cette musique est non mesurée) et une certaine musique contemporaine, celle à laquelle Serge Garant croyait dont j’ai pu suivre l’enseignement durant une année, peu avant son décès. Monsieur Garant, sérialiste et postsérialiste fervent, analysait des œuvres de ce type dans son cours, notamment des pièces de Pierre Boulez. J’apprécie à froid cette musique mais je ne l’aime pas, si vous voyez la nuance. Tout de même, il y a là des polyphonies non mesurées et, sur ce plan, ces musiques m’ont donné des exemples, des outils, des techniques que je pouvais utiliser ou modifier pour ma propre musique. En 1987, j’ai terminé une pièce pour quatre pianos, Paysage, que j’aime toujours beaucoup, dans laquelle j’utilise ces outils pour la première fois à plus d’un instrument : modulations progressives d’une musique mesurée à une musique hors tempo, superpositions de rythmes mesurés et de rythmes non mesurés, polyphonies hors pulsation, passages rythmiquement carrés, etc., je m’y suis bien amusé! Et le résultat est satisfaisant – si je dis magnifique, vous allez m’accuser de narcissisme… Tous ces rythmes sont comme des textures du  temps.

«Aujourd’hui, je pense que cette inquiétude rythmique de ma musique est liée à la façon dont j’appréhende le temps de la vie. Je sais rarement la date et il m’arrive de ne pas savoir quel jour nous sommes : chiffrer le temps m’est indifférent. Je ne suis pas désorienté dans le temps, mais je préfère prendre quelques précautions, comme utiliser un agenda à un seul jour par page pour bien visualiser le temps chirurgical qui est celui de la société où je vis» (Musique autiste). Si chiffrer le temps est très pratique, je me demande à quel point cela représente la réalité. Chose certaine, les arbres s’en fichent, et le vent n’est pas mesuré!

Alors, chers amis, ne vous surprenez pas de cet aspect dans mes pièces. Surtout, ne cherchez pas à inventer des mesures (pour compter) là où il n’y en a pas : si je n’en mets pas dans un passage, c’est précisément parce que je ne veux pas que l’effet soit strict et bien précisément mesuré. Ce ne sera pas cacophonique: c’est juste que l’harmonie réside ailleurs que dans le temps mesuré.